Visons du futur avec Joël de Rosnay

Joël de Rosnay docteur ès Sciences, président exécutif de Biotics International, conseiller du président de la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette a accordé un entretien à Alain Grumberg pour le magazine Décisions durables.  Explorer, analyser, comprendre, restituer et projeter. Tous ces verbes résument Joël de Rosnay, tout à la fois scientifique, vulgarisateur à ses heures, chercheur curieux, écrivain et conférencier. 

Joël de Rosnay se passionne pour les nouvelles technologies pour ce qu’elles ouvrent de possibles, transversalement, dans une multitude de domaines. Chaque question provoque des réponses qui appellent bien d’autres questions. De quoi écrire de nombreux ouvrages ; ce qu’il a d’ailleurs fait : Le macroscope, Les chemins de la vie, Le cerveau planétaire…, et plus récemment, Surfer la vie.

Quels sont les secteurs dans lesquels l’écosystème numérique est le plus à même de trouver des réponses face aux défis climatiques ?

La transition énergétique est complexe car certains pays sont engagés de manières différentes sur le long terme. De plus, la contestation des populations va s’accroitre en raison de la critique de la centralisation des moyens de production, du quasi-monopole de la distribution de l’énergie, et de la déresponsabilisation des citoyens devant la production et la distribution de l’énergie.

Nous avons besoin d’un nouveau projet politique et industriel qui implique une approche systémique et combinatoire de l’énergie. On ne peut plus raisonner en termes de filière ou de centrale, mais en termes de matrice multimodale et de production décentralisée. Ce qui implique la convergence des économies d’énergie, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, combinées dans un mix énergétique produisant de l’électricité distribuée par des smartgrids. Ainsi, les formes d’énergies intermittentes, telles que le vent et le soleil, peuvent être couplées à des formes d’énergies permanentes, telles que l’hydroélectricité, la géothermie et la biomasse. Le smartgrid joue un rôle fondamental dans cette stratégie d’avenir, car il est le catalyseur de la mixité énergétique.

 

Comment agir ?

En France, les investissements nécessaires dans l’énergie nucléaire, pour assurer à la fois la sécurité, le démantèlement des centrales, et le stockage des déchets radioactifs, vont coûter des centaines de milliards d’euros sur les années à venir. De même que les investissements dans les 3E, économies, efficacité, mix des énergies renouvelables et smartgrids. Il sera difficile de concilier la suppression progressive des uns et la montée en régime des autres. C’est pourquoi, des choix déterminants devront être faits au cours des dix prochaines années. La réussite de la transition énergétique passe par l’avènement d’une démocratie énergétique participative qui motive et responsabilise les citoyens, par  la décentralisation, le mix, les réseaux intelligents, et les économies d’énergie. C’est une approche multidimensionnelle mieux adaptée aux rapports de flux, énergétiques, financiers et de connaissances qui s’ouvre vers le partage et la solidarité internationale.

 

L’écosystème  numérique modifie considérablement l’économie de marché qui a suivi la révolution industrielle. Comment s’adapter ?

Croissance énergétique et développent durable peuvent être complémentaires. Comment ? Trois mots résument cette approche : échange,  partage, solidarité. Ce qui est désormais possible grâce au mariage de l’énergétique et du numérique et à l’EnerNet (un Internet de l’énergie ou smartgrid). Nous devons surtout mettre en œuvre une approche systémique de l’énergie. Alors qu’aujourd’hui on ne raisonne qu’en termes de filières et de centrales. Le mix énergétique est la solution d’avenir : sortie progressive du nucléaire, création massive d’emplois, accélération de la croissance, responsabilisation des citoyens. C’est la voie vers la  démocratie énergétique.

 

Quelle est votre vision de l’avenir ?

Au cours des prochaines décennies, les villes numériques vont devenir de véritables centrales de production énergétiques se développant progressivement des quartiers à l’échelle de métropoles entières. Grâce, d’une part, aux vastes surfaces de toits sur lesquelles il est possible d’installer des panneaux photovoltaïques et, d’autre part, aux nouveaux matériaux qui permettent aux bâtiments d’être moins énergivores. Les gens vont pouvoir produire de l’électricité et la partager entre eux dans une sorte de réseau en P2P, un Internet de l’énergie.

 

A quelles conditions ?

Pour cela, les villes devront être équipées d’une grille intelligente de distribution d’électricité (smartgrid) et RITE (réseau intelligent de transport d’électricité) qui permet de connecter les bâtiments entre eux et de stocker l’énergie d’une manière décentralisée.

Par ailleurs, les véhicules électriques vont devenir des « batteries sociétales mobiles ». Une voiture reste 95 % de son temps, quelle qu’elle soit, en stationnement dans un garage ou dans la rue. Avec le smartgrid, un usager peut revendre à la grille l’électricité produite par son véhicule. Cela s’appelle le VTG ou V2G (Vehicle To Grid). Les Américains ont calculé qu’un vendeur pouvait ainsi gagner entre 3 000 et 4 000 $ par an. Ce procédé représente une quantité de stockage importante. On pense qu’il y aura un million de voitures électriques en France en 2020. Dans la mesure où chacune d’entre elles peut stocker 10 kilowatts/h d’électricité, on atteindrait ainsi une puissance de 10 gigawatts/h, soit l’équivalent de 10 réacteurs nucléaires.

 

Ne sommes-nous pas déjà engagés dans une révolution énergétique ?

Nous avons vécu la révolution de l’auto-mobilité avec l’arrivée de la voiture individuelle et nous vivons depuis 20 ans la révolution de l’info-mobilité avec Internet et le Smartphone, lequel devient l’équivalent de l’automobile sur les autoroutes de l’information. Mais il nous reste à réaliser, sur les territoires, la révolution de l’éco-mobilité, avec les bâtiments à énergie positive, les populations qui produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment et la partagent au sein d’un smartgrid. Cette nouvelle démocratie énergétique représentera à la fois un changement profond de société et un bouleversement politique considérable puisqu’aujourd’hui les élus le savent : qui contrôle l’énergie contrôle le pays. D’où l’importance de la gouvernance des territoires dans le cadre d’une politique énergétique participative et pas seulement distributive.

 

Ce qui  suppose de nombreuses adaptations ?

Si on demande à des responsables de développement durable dans les entreprises de définir exactement leurs fonctions et leurs rôles, on obtient des versions différentes. On a du mal à vraiment définir de quoi il s’agit. En anglais, Sustainable Development[2] signifie la capacité d’un système à s’auto-maintenir en fonction d’un flux d’énergie et d’information qui le traverse. Je propose le concept de « développement adaptatif régulé », même si le terme est un peu technique, il présente trois avantages.

  • Le premier, c’est qu’on tient compte du développement comme de celui d’un organisme vivant, qui se développe harmonieusement dans plusieurs dimensions à la fois.
  • Adaptatif, cela signifie que ce développement va s’adapter à son environnement pour ne pas être en contradiction avec l’écosystème dans lequel on se trouve.
  • Enfin, régulé, c’est le rôle des écocitoyens, chacun étant responsable de ce développement harmonieux. Ce qui change les comportements collectifs et individuels, c’est la notion « d’amortissement de l’éco-capital », le capital Terre.

 

Les politiques ne sont-ils pas en décalage face à la digitalisation de l’économie?

La mise en place d’une politique de développement durable passera par une démarche individuelle plutôt qu’imposée par les dirigeants politiques. A la fois par des règlementations de nature politiques et par une forme de co-régulation citoyenne à partir de changement de comportements individuels. Chacun sait maintenant que le développement des sociétés industrialisées, soumises aux valeurs de l’économie de marché, met en danger l’équilibre de la planète. Il faut tout mettre en oeuvre pour changer les mentalités et modifier les pratiques individuelles, de transport, de consommation d’énergie, de biens et de services. Chacun doit se mobiliser à son niveau : citoyens, ONG, pouvoirs publics, chefs d’entreprises. Seul l’écocivisme au quotidien multiplié par des millions d’individus aura un impact sur l’écosystème planétaire.

 

Le rôle des politiques est-il appelé à changer ?

Les politiques deviendront de plus en plus des « catalyseurs » et inciteront les citoyens à des actions pratiques en les y associant plutôt qu’en les y contraignant par des lois et des mesures. Car, leur centralisme deviendra progressivement inefficace face à la montée du pouvoir des réseaux citoyens et surtout des grands du numérique : les GAFA, (Google, Apple, Facebook, Amazon), MA (Microsoft et Alibaba) et NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber).

Ces géants sont devenus des entreprises-États. Ces sociétés ont les liquidités, la capitalisation boursière et les moyens de proposer dans le monde entier leurs services et leurs produits sans payer d’impôts. Et elles vont jusqu’à s’intéresser à l’intelligence artificielle, à la santé, à l’immortalité. Par conséquent, il va falloir que nous trouvions les moyens, par une réaction citoyenne participative, de nous opposer au pouvoir croissant de ces grands du numérique. Nous devons inventer une forme de cyber boycott ou de coéquation citoyenne pour montrer à ces monopoles numériques que nous ne sommes pas prêts à tout accepter.

 

Quels sont pour vous les principaux bouleversements que la « culture » numérique provoque dans les entreprises et le monde du travail (modes de travail, management, etc.)?

L’évolution de la société, grâce au numérique, se poursuit de manière exponentielle. Habitués aux évolutions linéaires, nombreux sont les dirigeants industriels ou politiques qui ont des difficultés à percevoir une telle accélération. Pourtant, aujourd’hui, son influence est considérable sur nos modes de vie, en particulier grâce à la culture numérique apportée par la génération du « millenium » : la jeune génération Internet.

On en voit déjà l’impact dans des domaines de la vie courante avec, notamment :

  • l’e-commerce, par le dialogue direct de l’homme avec des objets connectés,
  • l’e-santé, collectant des informations sur le corps grâce des capteurs « mettables »,
  • une nouvelle approche de l’éducation numérique par les Moocs[3],
  • de nouvelles relations entre l’énergétique et le numérique grâce à des smartgrids interconnectés favorisant la distribution de l’électricité à partir de bâtiments à énergie positive.

Font également partie de la révolution, créé par l’écosystème numérique :

  • la home automation qui permet de contrôler les fonctions de la maison grâce à la télécommande universelle qu’est devenu le smartphone,
  • et la voiture connectée autonome qui ne peut se concevoir sans route intelligente et, par extension, ville intelligente.

Ces différents exemples montrent l’importance que doivent attacher à une telle évolution, les organismes publics et les grands constructeurs de bâtiments, de quartiers ou de villes numériques. Pour la ville intelligente, la place donnée au corps et aux usages quotidiens des citadins, nécessite d’adopter une approche systémique pour envisager, non seulement les progrès technologiques et les questions fondamentales touchant au développement durable, mais aussi et surtout les besoins humains, de manière à conserver dans le nouvel écosystème numérique, le lien humain indispensable à la vie en société.

 

Dans vos propos vous faites souvent part de votre attachement à l’humain. Du coup, n’y a-t-il pas des risques de voir l’humain se fondre dans la dématérialisation ?

Nous devons établir une distinction claire entre homme réparé, transformé et augmenté.

  • La société a pleinement intégré la première étape, qui inclut la chirurgie cardiovasculaire, osseuse ou les greffes.
  • Avec l’homme transformé, on franchit une nouvelle étape technologique : il s’agit de créer un circuit entre un organe et la détection d’un signal interne ou externe. C’est le cas des implantations permanentes de biocapteurs, de prothèses auditives profondes pour traiter la surdité, des nouveaux types de pacemakers qui s’adaptent à l’activité physique d’une personne, ou des électrodes agissant sur le cerveau afin de combattre les tremblements résultant de la maladie de Parkinson.
  • Il faut être particulièrement vigilant, d’un point de vue éthique, vis-à-vis de la troisième catégorie que souhaitent notamment les transhumanistes : les augmentations de l’homme à partir d’organes artificiels, de cellules embryonnaires ou de microprocesseurs implantés dans le cerveau. Ces « augmentations » ouvrent la voie à une distinction entre des « surhommes » et des « sous-hommes » ou, comme le relevait l’écrivain Aldous Huxley, entre des individus alpha et gamma. Les premiers pouvant disposer des moyens de s’« augmenter », contrairement aux seconds.

 

Un être vivant implanté ou augmenté, fait de pièces détachées, est-il toujours un être humain ?

Des chercheurs ont déjà réussi à transférer l’information venant du cerveau d’un singe vers un bras robotique situé à 1 000 km de distance via internet. Le singe qui voyait des aliments sur un écran de télévision, arrivait à les saisir à distance grâce aux signaux électroniques décodés et transmis depuis son cerveau. Mais la représentation d’un corps ainsi étendu reste-elle dans la tête ? Nous connaissons les zones du cerveau qui servent à manipuler les membres. Mais si nous pouvons animer des mains, des bras ou des jambes à distance, ce corps étendu est-il toujours un corps ? Je pense que non, car nous touchons au fondement même de la nature humaine. Il faut réfléchir à ce que nous sommes en train de faire pour ne pas altérer ce qu’il y a de plus naturel en l’homme, qui fait son originalité et sa force : sa capacité de ressemblance et de différence avec les autres.  Et un être implanté, transformé, explanté ne répond plus aux mêmes critères.

 

Où tout cela nous conduit-il ?

Le transhumanisme considère l’amélioration par la transformation individuelle. N’est-ce pas une impasse que de se concentrer sur l’individu ? L’idéologie transhumaniste conduit elle à un humanisme ? Mais en même temps, selon le double sens de l’utopie, les avancées transhumanistes peuvent conduire, grâce à une réflexion philosophique critique et constructive, à repousser les limites sur le corps humain, sur la durée de vie, et l’aboutissement de l’évolution humaine et sociétale.

Je n’adhère pas non plus à la vision d’un homme augmenté en « cyborg » ou en « homme bionique » :

  • en cyborg, un être humain dont la biologie s’est mécanisée et la mécanique «biologisée» ;
  • ou en homme bionique, un être qui intègre des parties bioélectroniques remplaçant ou augmentant des fonctions déficientes.

Mon approche se fonde sur une coévolution de l’homme et de la société. Une évolution anthropo-technico-sociétale. Ce qui signifie que la transformation de l’homme me paraît inséparable de son intégration dans la société qui, elle-même, le transforme en retour.

 

Comment réagir à ces évolutions ?

De telles transformations sont en train de se réaliser, mais il faut placer les barrières éthiques nécessaires afin d’évaluer les conséquences pour l’humanité de telles avancées technologiques et éviter les déviances. Plusieurs niveaux de régulation sont envisageables.

  • La communauté scientifique qui publie ses travaux en respectant certaines règles, exerce un premier niveau de régulation sur les dérives possibles.
  • Ce premier niveau doit s’accompagner d’une démarche éthique : bioéthique (biologie), infoéthique (information) et écoéthique (écologie), pour ne pas faire n’importe quoi sur l’être humain et maîtriser le monde que l’on va laisser à nos enfants. Cette démarche doit rassembler des autorités morales, religieuses, scientifiques, politiques.
  • Le troisième niveau est celui du consensus citoyen, capable d’influer sur des sujets qui concernent directement la vie des individus en société.
  • Enfin, une régulation politique, au sens le plus élevé du terme. Soumis à des arbitrages constants sur les choix de société, sur les budgets qu’ils nécessitent, et sur les hommes capables de les conduire, le politique se retrouve dans des situations d’arbitrage et de décisions pesant lourdement sur la construction de la société de demain. Une des décisions parmi des plus importantes étant l’investissement dans l’intelligence collective, clé de la construction solidaire de l’avenir.

 

En savoir plus :

Site de Joël de Rosnay : www.carrefour-du-futur.com/

[1] Il en a été le directeur de la Prospective et de l’Evaluation jusqu’en juillet 2002.

[2] … dont développement durable est une traduction imparfaite.

[3] MOOC signifie « Massive Open Online Course » que l’on peut traduire par cours en ligne, ouvert et intense.

En savoir plus :
Site de Joël de Rosnay : www.carrefour-du-futur.com/
[1] … dont développement durable est une traduction imparfaite.
[2] MOOC signifie « Massive Open Online Course » que l’on peut traduire par cours en ligne, ouvert et intense.